L’état de droit est l’une des valeurs sur laquelle se base l’UE. S’il existe un pays où cette valeur perd la sienne, justement au regard de l’UE, c’est bien la Pologne. En décembre 2020, face aux nécessités conjointes d’endiguer les dérives anti-démocratiques et de soutenir les états membres avec la situation pandémique, le Conseil Européen a ajouté, comme condition sine qua non au budget du plan de relance européen, un outil juridique inédit. Appelé “mécanisme de conditionnalité des fonds européen à l’état de droit”, il permet de suspendre les paiements aux pays membres dans le cas d’une violation des principes de l’état de droit, afin de mieux le garantir au sein de l’UE. Mais à certains égards, un tel projet apparaît en décalage avec les fondements de l’UE.

Si le mécanisme de conditionnalité apparaît porteur de solutions, il n’est pas exempt de contraintes significatives. D’abord, il n’astreint l’allocation de fonds que s’il est établi que ceux-ci sont directement liés à la violation de l’Etat de droit. Autrement dit, avec ce nouveau mécanisme, violer l’état de droit n’est pas puni d’après une logique morale mais financière. L’état de droit est notamment caractérisé par la capacité pour un citoyen d’être jugé devant un tribunal indépendant, dans une logique donc de séparation des pouvoirs. De plus, si ce mécanisme de conditionnalité a pu être ratifié, cela a été au prix de compromis avec la Hongrie et la Pologne. Les pays ont ainsi obtenu que la Commission retarde l’application du mécanisme, pour qu’ils puissent déposer un recours devant la CJUE afin qu’elle atteste ou non de sa validité juridique. Le délai d’application joue d’ailleurs en faveur de cette requête, puisqu’il peut s’écouler entre cinq et huit mois entre la première notification écrite formelle et la prise d’une décision.

 

To Varsovie without love

Si la Pologne avait tant besoin de se prémunir contre le mécanisme de conditionnalité, c’est qu’elle a entamé depuis ces dernières années des réformes mettant à mal l’indépendance et la protection des juges, de leur nomination par la majorité parlementaire, à leur transfert à de nouveaux postes contre leur gré, ou encore leur sanction en fonction du contenu de leurs décisions, allant de la levée de leur immunité, à la suspension de leurs fonctions et à la réduction de leur salaire. Face à ces mesures de plus en plus liberticides, la CJUE a ordonné le 14 juillet la cessation des activités de la chambre disciplinaire de la Cour Suprême.

 

En réponse, le 7 octobre, le tribunal constitutionnel polonais déclare que certains articles du TUE sont incompatibles avec la constitution polonaise, en remettant en question la compétence de la CJUE dans son système judiciaire… Tout en saisissant quelques jours plus tard la CJUE pour demander l’annulation du mécanisme de conditionnalité. C’est la première fois qu’un état membre fait contester par un tribunal la compatibilité des traités du TUE avec ses propres lois. Le même mois, la CJUE condamne la Pologne à une astreinte d’un million d’euros par jour pour ne pas avoir respecté son ordonnance de fermeture de la chambre disciplinaire. Le montant de cette amende journalière est une première historique. 

Depuis l’entrée en vigueur du mécanisme, le Parlement n’a eu de cesse d’insister auprès de la Commission pour que celle-ci le déclenche contre la Pologne. Son inaction a conduit le Parlement à la menacer à deux reprises de saisir la CJUE en vertu de l’article 265 du TFUE.

 

La Commission Européenne a néanmoins suspendu le programme de relance pandémique de la Pologne, d’une valeur de 24 milliards d’euros de subvention et de 12 milliards d’euros de prêt, se heurtant ainsi à des menaces de “troisième guerre mondiale” de la part du premier ministre, Mateusz Morawiecki. Deux mois après la décision du tribunal constitutionnel polonais, la CJUE rejette l’action en justice de la Hongrie et de la Pologne, et rend un avis non contraignant établissant le mécanisme de conditionnalité comme une procédure légale, tandis que l’arrêt définitif est attendu dans les prochaines semaines. En l’attendant, la Commission quant à elle, s’est finalement décidée à entamer une procédure d’infraction contre la Pologne.

 

Le 19 janvier, la Pologne n’ayant pas réglé l’amende requise depuis octobre, la somme de 69 millions – correspondant aux 69 jours de manquement – a été requise par la Commission. Si Varsovie n’obtempère pas dans les 45 jours, les fonds communautaires alloués à Varsovie seront prélevés d’autant. Il s’agirait de la première fois dans l’histoire de l’UE qu’un État membre se verrait ponctionné à la source pour non-respect des arrêts de la CJUE.

 

Bruxelles je t’aime

 

L’escalade ou plutôt la déflagration des relations entre Varsovie et Bruxelles est donc marquée par des évènements inédits, tant sur le plan politique que financier. Ils pourraient marquer l’avènement d’une nouvelle politique européenne, plus prompte à agir pour faire respecter l’état de droit. C’est pourtant sans compter les intrications d’intérêts des deux partis, mais aussi le contexte juridique complexe dans lequel prend place ce duel.

 

D’un côté, le gouvernement polonais a intérêt à maintenir sa position. Pour l’instant, le plus grand parti de la coalition au pouvoir, le PiS – Droit et Justice – est tenu par Jaroslaw Kaczynski. Au sein du même parti, et face à cette figure très conservatrice, se tient le premier ministre Morawiecki, réputé pro-européen et moins à droite que ses pairs. Pourtant, ce dernier a donc besoin de leur soutien s’il veut se maintenir à sa position d’héritier de la présidence du PiS, lorsque l’empire de Kaczynski prendra fin. S’il est l’acteur principal de cette crise politique du côté de Varsovie, c’est qu’il pourrait avoir besoin de prouver que sa fermeté vaut bien celle du ministre de la justice Ziobro ou celle de l’ancienne première ministre Szydlo, afin de maintenir ses ambitions pour les élections législatives, prévues au plus tard en 2023.

 

Par ailleurs, la situation conflictuelle avec Bruxelles peut devenir dangereuse sur plusieurs points pour le gouvernement polonais. D’abord parce que cette situation précarise le pays, qui se voit refuser pour l’instant 23,9 milliards d’euros de subventions dans la cadre du plan de relance. Ensuite, les citoyens soutenant toujours massivement l’adhésion à l’UE (80 % de la population selon un sondage relayé par les échos), il existe des risques de tumulte national. D’ailleurs, qu’il s’agisse de Morawiecki ou de Kaczynski, leur désir est semblable, et sans équivoque : la place de la Pologne est et restera dans l’UE. La Pologne n’a en effet aucun intérêt à rêver d’un Polexit. Même en 2017, lorsque la Pologne est visée par l’article 7(1), soit la sanction la plus lourde que l’UE peut infliger à ses membres, et qu’elle n’avait d’ailleurs jamais activé auparavant, le pacte de défense mutuelle entre Varsovie et Budapest les protègent de toute sanction. Cela pourrait d’ailleurs questionner la pertinence de cet outil, qui nécessite l’unanimité – hormis le pays concerné – pour être enclenché.       

 

Un imbroglio juridique

 

Au vu de ces enjeux, la seule solution pour Morawiecki est d’accuser en retour la CJUE de ne pas être compétente pour gérer les affaires polonaises, la saisir pourtant pour gagner du temps, nier le manque d’indépendance de la justice polonaise, mais aussi citer les cas précédents, et enfin réaffirmer avec ferveur son attachement à l’Europe. C’est ce que résume le premier ministre le 19 octobre, lorsqu’il prend la parole au Parlement Européen. Il y réaffirme la place et l’attachement de la Pologne à l’Union Européenne, avant de rappeler que l’état de droit se rapporte au “principe de séparation des pouvoirs” et aux “tribunaux indépendants”, évoquant implicitement qu’un système de cet ordre existe bien en Pologne. Il rappelle ensuite que les lois européennes sont bien au-dessus des lois nationales mais, précise-t-il, dans la limite des compétences conférées par les états à l’union. Le “malentendu” est là selon lui : le tribunal constitutionnel n’a pas révoqué la suprématie de la loi européenne, mais seulement ses compétences dans le domaine judiciaire, qui ne lui a pas été déléguée.

 

Si la constitution européenne a été rédigée avec le traité de Rome II, elle n’a pas été ratifiée, faute des signatures de la France et des Pays-Bas, et n’a donc pas de valeur juridique. C’est donc le Traité sur l’Union Européenne (TUE) qui est le résultat de la ratification du traité de Maastricht, qui régit les lois européennes. Si une constitution européenne avait pu être établie, les flous concernant la hiérarchie des lois n’auraient sûrement plus lieu d’être. Mais en son absence, la hiérarchie entre le droit international et la constitution des états est floue. Seule une jurisprudence de la CJUE(2) citée dans l’avis du service juridique du Conseil Européen le 22 juin 2007, et jointe dans la déclaration 17 annexée au traité de Lisbonne de 2007, fait état de ce principe de primauté. Ce dernier reste absent des traités européens. Selon cette jurisprudence donc, le droit de l’Union “ne peut se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit”. La constitution n’est pas mentionnée, mais elle peut être concernée par le terme “quel qu’il soit”. À l’inverse, il serait possible d’interpréter ce manque de détail comme profitable aux états plutôt qu’à l’Union.

 

Pour démêler ce flou, il faudrait donc s’appuyer sur le principe d’attribution, et c’est ce que fait Morawiecki lorsqu’il rappelle que l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les états membres lui ont attribuées dans les traités. Or la justice n’est pas un domaine de compétence exclusive de l’UE mais un domaine de compétence partagée. Cela signifie que sur ce domaine, les pays de l’UE ne peuvent légiférer que si l’UE a décidé de ne pas le faire, ou si elle n’a pas encore proposé de législation. Or les rares mentions de l’état de droit dans le TUE l’institue comme valeur de l’Union, non pas comme une règle. Elle n’est donc pas contraignante, d’autant qu’aucune disposition à son application ne vient la préciser davantage.

 

La bourse ou l’autonomie

 

Si la primauté du droit européen n’est pas acceptée par tous, le principe de conditionnalité peut être opérant, même dans les champs de compétences exclusifs de l’Union. Preuve en est des « zones sans idéologie LGBT »décrétées en 2019 par une centaine de municipalités polonaises recouvrant cinq régions – soit un tiers du territoire. Cette décision marquait une violation de la Charte des droits fondamentaux, rendue juridiquement contraignante par le traité de Lisbonne. Néanmoins, la Pologne et le Royaume-Uni avaient été les seuls à obtenir – mais non les seuls à demander – le droit d’une dérogation quant à son caractère justiciable, grâce au protocole 30, annexé au TUE. Comment soutenir une action punitive contre un membre que l’on a laissé se prémunir de toute applicabilité des protocoles ?

 

Deux ans plus tard, puisque le levier juridique apparaissait inapplicable, la Commission Européenne a suspendu les négociations avec les cinq régions pour le versement de milliards d’euros du programme de soutien à la reprise en faveur de la cohésion REACT-UE, en 2021. En moins d’un mois, quatre régions sont alors revenues sur leurs positions et ont supprimé ces déclarations concernant l’exclusion de la communauté LGBT de leur territoire. Si le mécanisme de conditionnalité a donc déjà prouvé en partie son efficacité, il semble également surtout révélateur de l’incapacité de l’UE à pouvoir compter sur ses propres traités et chartes pour protéger les citoyens.

 

Des précédents contrariants

 

Les freins juridiques dans la lutte pour l’état de droit ne s’arrêtent pas là. Dans sa plaidoirie, Morawiecki cite entre autres les passages des précédentes décisions de la Cour suprême du Danemark et du Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne, arguant que la Pologne ne fait que s’ajouter à une liste de pays ayant contesté l’autorité européenne. Les litiges qui opposaient l’Allemagne et le Danemark à l’Union concernaient respectivement le mandat d’arrêt européen et le principe de non-discrimination en fonction de l’âge lors de licenciement dans l’emploi privé.

 

Dans les trois cas en effet, le litige fait suite à un conflit dans la mise en application d’une jurisprudence de la CJUE. Néanmoins, la différence se situe dans le fait que dans le cadre du premier litige, l’Allemagne n’avait pas remis en question des articles du TUE, mais émettait un doute sur la mise en application des garanties concernant le mandat d’arrêt européen. Ce litige a ainsi été résolu par la positive, la CJUE ayant infléchi sa juridiction dans le sens des préoccupations de l’Allemagne. Le Danemark quant à lui, a choisi de ne pas se conformer au jugement de la CJUE – sans remettre en question les traités eux-mêmes -, en vertu du fait que le pays n’aurait pas délégué de compétences à l’Union en la matière. Le Danemark a finalement obtenu gain de cause, et même si ce cas n’a pas ébranlé l’Union Européenne comme peut le faire aujourd’hui la Pologne, constater ces précédents permet de placer l’affaire polonaise dans la perspective d’une dynamique contestataire plus globale. En effet, les renvois préjudiciels(4) battent des records chaque année, passant par exemple de 470 en 2016 à 641 en 2019.

 

La CJUE mentionne dans ses statistiques judiciaires de 2018 que ce chiffre a presque doublé en 10 ans. Cela ne peut qu’encourager une difficulté croissante, pour la CJUE à maintenir une applicabilité de ses jurisprudences, et pour l’Union, à maintenir le respect du principe de primauté.

 

Préserver la vitrine

 

Face au Parlement le 19 octobre, Morawiecki a poursuivi en pressant les députés de croire à une Europe forte d’une tolérance envers un pluralisme constitutionnel, plutôt que d’y voir une atteinte, un manquement, une agression. Enfin, il a rappelé le fait que le tribunal constitutionnel polonais n’a jamais déclaré que “les dispositions du traité sur l’Union étaient totalement incompatibles avec la Constitution de la République de Pologne mais qu’il a déclaré inconstitutionnelle une interprétation très spécifique de certaines dispositions du traité, qui résulte d’une jurisprudence récente de la Cour de justice”(3). M. Morawiecki n’a peut-être pas jugé nécessaire de rappeler que cette interprétation en effet, formulée sous forme de trois questions mettant en relation quatre des articles du TUE avec la constitution polonaise, a été exprimée en son nom, et que le test de conformité auquel s’est soumis le tribunal constitutionnel est une commande de sa part. Un autre détail qui fait la différence avec les cas précédents. Quoiqu’il en soit, que cette interprétation soit pertinente ou non, elle a abouti au jugement de l’incompatibilité de ces articles avec la Constitution Polonaise.

 

Après les discours élogieux sur l’Union et mise en avant de juridictions floues, il reste au moins une carte à jouer à Morawiecki. “Exploiter la crise de l’accueil migratoire aux frontières polonaises à des fins politiques comme distraction”, comme le déclare Sophie in ‘t Veld, présidente du Groupe de surveillance sur la Démocratie, l’État de droit et les Droits fondamentaux (DRFMG) du Parlement européen. En effet, à l’international, la Pologne se construit une image d’héroïne salvatrice face au péril que représenteraient les milliers de personnes en situation de migration qui ont été amenées jusqu’à la frontière par le président Loukachenko. L’épique est en effet à son comble lorsque Morawiecki a publiquement désigné cette crise comme “la plus grande tentative de déstabilisation de l’Europe” depuis la guerre froide.

 

En novembre 2021, le premier ministre polonais entamait ainsi une tournée européenne, dont l’objectif, plus que distraire les états membres sur le litige qui les oppose, est d’offrir aux gouvernements conservateurs des arguments pour ne pas s’opposer à lui. Pour ses homologues d’ailleurs, il est également essentiel de garder de bonnes relations avec la Pologne pour une raison simple : au Conseil Européen, les votes se font à l’unanimité. La Pologne a en effet déjà clairement indiqué qu’elle utiliserait son droit de veto comme levier, et l’Europe ne peut fonctionner si les votes sont bloqués. Par exemple, la Pologne a menacé de mettre son veto à la proposition d’une règlementation visant à introduire un taux minimal d’imposition des sociétés de 15%. Or cet accord est l’une des priorités pour la présidence française qui vient de commencer. 

 

 

Si le mécanisme de conditionnalité est lourd, chronophage, difficile à exécuter, ce n’est pourtant pas là que se situe son obstacle le plus grand, mais plutôt dans le fait que son pouvoir apparaît plus symbolique que judiciaire. Ainsi, piégés dans des systèmes de codépendances, condamnés à perdre un peu, faute de tout perdre, ni l’Union ni la Pologne n’ont les moyens de sortir grand gagnants de cette confrontation. La suite devrait au moins nous permettre de nous interroger sur le fond du problème : lorsque toutes les issues sont insatisfaisantes, à court comme à long terme, le temps n’est-il pas venu de changer les règles du jeu ? La question n’est pas tant de savoir si l’UE est assez engagée dans la  garantie de l’état de droit dans ses pays membres, mais si, entre entre dérogations, compétences partagées, et principes non-contraignants, ses traités et ses mécanismes institutionnels forment une structure assez solide pour supporter les jeux de pouvoir qu’elle suscite.

 

(1) L’article 7 du TUE permet de suspendre le droit de vote de l’état membre au conseil de l’UE, si l’état membre ne respecte plus les valeurs fondatrices de l’Union édictées dans l’article 2.

(2) Costa contre Enel du 15 juillet 1964

(3) L’arrêt de la cour date du 2 mars 2021. Elle rappelle à la Pologne que les articles 4 et 19 du TUE empêchent des modifications législatives contrevenant à leur application. Si les modifications législatives judiciaires de 2019 viole le droit de l’Union, elles devront rester inappliquées, en vertu du principe de primauté.

(4) Le terme “renvoi préjudiciel” désigne le fait, pour un état membre de saisir la CJUE pour qu’elle statue sur la préjudiciabilité d’un litige qui aurait des conséquences pour le pays.

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