Vous êtes arrivé à la tête d’une chaîne d’info en continu et êtes plus soucieux de prendre la tête des audiences que de servir l’information et l’intelligence collective ? Ce manuel est fait pour vous. Voici quelques méthodes pour rentabiliser votre chaîne, en remplissant votre temps d’antenne de façon low cost et en captivant votre auditoire avec une information absente.
Leçon 1 : Saturer le vide
Le réel ne sera pas assez docile pour vous fournir, surtout à moindre frais, des informations toute la journée. Mais la rediffusion est votre amie. Vous pourrez donc faire recommencer six fois un duplex avec un journaliste qui fait le pied de grue en attendant qu’on l’appelle pour dire et redire les mêmes choses.Lorsque vous aurez épuisé cette option, vous pourrez toujours rediffuser la séquence, et multiplier ainsi son temps autant que vous le voudrez.
Si vous ne savez rien, dites-le quand même. Prenez l’exemple de la couverture du remaniement du gouvernement français, sur France Info. Une après-midi et une soirée d’antenne, de direct, pour entendre les journalistes rapporter qu’ils ne savent rien. Au bout d’un moment, lorsque meubler avec des poncifs ou en racontant la journée du président minute par minute ne suffit pas, reste la vérité accablante : “Je vous rappelle l’information principale de cette soirée : il n’y aura pas de remaniement ce soir, annonce de l’Élysée : on va y revenir évidemment tout au long de la soirée. […] Seule certitude donc : ce remaniement n’aura pas lieu ce soir.” Mais cela ne vous empêchera pas de le dire et de le répéter jusqu’à 22h.
Reprenez les autres et faites-vous reprendre. Votre contenu doit être assez incisif pour que les réseaux sociaux fassent tourner vos séquences en boucle, et que les autres chaînes ne puissent éviter de les commenter, les décrypter, les factchecker, voire de réinviter l’auteur de la polémique. Gardez à l’esprit que les limites sont faites pour être franchies. Ivan Rioufol, journaliste au Figaro invité sur CNews, l’a bien compris lorsqu’en parlant des migrants à la frontière biélorusse, il a demandé “Est-ce qu’on doit tirer ou non ?”
Selon Antoine Genton, ancien présentateur d’I-Télé, devenu CNews “Pour Pascal Praud, ce qui compte, c’est la petite phrase, la pique qui va permettre de faire réagir les autres et va être reprise dans les médias. Alors il crée des séquences d’indignation qui vont être redécoupées, diffusées sur les réseaux sociaux, et les gens vont parler de l’émission.” De la même façon, pensez à meubler l’antenne en faisant le commentaire (voire le commentaire du commentaire) des séquences diffusées chez vos confrères.
Avec un tel formatage de votre temps d’antenne, vous n’aurez plus besoin de prendre le temps de chercher et d’expliquer les causes multifactorielles des phénomènes. Vous répéterez et grossirez en boucle chaque épi-macro-évènement, le considérant comme un simple incident du réel, que l’on doit regarder de manière très délimitée, commenter de manière immédiate et tranchée, et oublier tout aussi vite.
Si malgré tout, votre antenne n’est pas remplie, il existe une solution : le sujet joker. Au hasard : ensauvagement, wokisme, séparatisme, voile. Entre le 11 octobre et le 17 octobre 2019, il y a eu 85 débats sur ce seul sujet entre LCI, CNews, France info et BFMTV. Ces obsessions s’expliquent par “la théorie de l’agenda setting” de Mac Combs et Shaw, dont nous parle le sociologue des médias Julien Lecomte “les médias ne nous disent pas tant ce que nous devons penser que ce à quoi nous devons penser, avec les thèmes qui sont mis à l’agenda de l’espace public. Et on peut déplorer que sur les chaines d’info en continu, on est sur un agenda idéologique qui est très coloré par les questions identitaires et d’immigration, et qui laissent un boulevard d’expression à des personnages médiatiques … que je ne suis même pas obligé de citer”.
Leçon 2 : Faire l’actualité soi-même
Cela ne vous suffit pas à remplir tout votre temps d’antenne ? Pensez déjà à saturer votre chaîne de réclames (si vous le sentez, enfreignez même la limite règlementaire des 9 minutes, comme BFM, qui a une moyenne de 10 minutes quotidiennes). Ajoutez à cela des séquences régulières de teasers de vos propres émissions (encore une fois, prenez l’exemple de BFM, voyez large : une dizaine de teaser par séquence), où vous multiplierez les mots “débats” “opinions”, “point de vue”, “décryptage” (à l’instar de la chaîne, oubliez le mot “enquête”, et limitez le mot “reportage” à une occurrence). Attisez l’intérêt du spectateur sur “les invités qui font l’actualité”. Assumez-le, en suivant l’exemple de Serge Nedjar, le directeur de CNews (“on ne regarde plus une chaîne info pour savoir ce qui se passe !”) : l’actualité que propose votre chaîne est celle produite par les invités sur le plateau.
Rappelez-vous : vous avez du temps à tuer, et de l’argent à faire rentrer. Il vous faudra alors multiplier les bavardages sur les plateaux, puisque, comme le dit Julien Lecomte, “c’est plus rentable de commenter et de meubler autour d’une actu sur un plateau en faisant du sensationnalisme, que de payer des journalistes sur le terrain et des factcheckeurs.” D’ailleurs, connaissez-vous le principe de la fenêtre d’Overton ? “Il s’agit du champ des propos tolérables en démocratie” explique-t-il.Son principe est le suivant “au plus il y a de gens qui tiennent des propos extrêmes sur l’espace public, au plus ceux si se normalisent”. Il est donc capital que vous puissiez compter sur la radicalité de votre plateau, pour vous maintenir à l’extrémité constante de cette fenêtre, au risque de voir apparaître leurs propos comme fades par rapport aux autres chaînes. Si vous le pouvez, fabriquez une mascotte. Il se doit d’être le plus clivant, le plus malaisant et provocateur possible. Ne soyez pas avare du temps d’antenne que vous leur accorderez. Vos audiences vous diront merci, votre portefeuille aussi.
Mais votre casting devra compter sur un avantage encore plus précieux : cumuler les fast thinkers. Bourdieu a conçu ce terme pour désigner ceux qu’il appelle “les spécialistes de la pensée jetable (…) les bons clients”, dont “on sait qu’ils seront de bonne composition». Ceux-ci ont tout intérêt à venir chez vous, pour vendre leur actualité, et s’offrir une visibilité. Nicolas Baygert, docteur en sciences de l’information, les qualifie lui de “performers, qui ont une opinion sur tout et rien, et qui la présentent sans complexe comme si elle était objective et documentée”. En leur présence, le contradictoire, la nuance, la complexité, n’ont plus droit de cité. L’immédiateté, l’émotionnel, la binarité, règnent quant à eux en maîtres incontestés. Avec cette formule viendra l’audience, et pour vos concurrents qui tentent peut-être encore de produire de l’information, pèsera bientôt la tentation menaçante de suivre vos pas.
Leçon 3 : Différencier les traitements
À ce stade, vous disposez d’une bonne base pour produire une chaine low cost, avec des bénéfices à la hausse, grâce à votre audience avide de divertissement (n’oubliez pas que “divertir” signifie se détourner d’une action, d’une pensée. Il est essentiel que vous fournissiez un contenu qui le permette, d’où l’importance des personnages caricaturaux sur vos plateaux). Attention néanmoins : aussi creuse ou indécente qu’elle puisse être, votre équipe ne pourra pas occuper 100% du temps d’antenne. Et c’est tant mieux : le manuel vous explique ici comment tirer parti de vos adversaires (ceux qui questionnent et remettent en cause vos idéologies), en les discréditant discrètement.
Le 6 novembre dernier sur BFM, le plateau débat de la prolongation du pass sanitaire. D’un côté, David Guiraud, porte-parole de La France Insoumise, et Gaetan Dussausaye, cadre du Rassemblement National, souhaitent supprimer le pass sanitaire. En cela, ils s’opposent à Isabelle Florennes, députée MODEM… Ainsi qu’au présentateur, Philippe Gaudin. S’il ne coupera jamais la députée, les deux autres invités en feront les frais. Il intervient d’abord après Mr Dussausaye “alors je ne suis pas médecin, mais je pense que si un médecin était sur ce plateau, il vous dirait “c’est une folie en terme de santé”.
C’est ensuite au tour de David Guiraud d’être interrompu, après avoir remis en question l’utilité du pass “je pense que les médecins vous diraient oui”. Guiraud réplique et se fait à nouveau couper après dix mots “si, les médecins vous disent oui”. (Notez le passage du conditionnel et de la modalisation à l’affirmatif.) Guiraud se fait ensuite couper une troisième, puis une quatrième fois ‘tous ceux qui sont renommés, qui travaillent bien, qui sont professionnels et qui viennent sur ces plateaux nous disent “oui le pass sanitaire est utile”. Tout est dit : ceux qui viennent sur le plateau sont ceux qui travaillent bien. Au point que l’on pourrait prédire leur propos et parler à leur place. C’est le pouvoir de votre plateau, un jeu de légitimation mutuelle : les experts que vous choisissez d’inviter pour confirmer votre point de vue gagnent en légitimé… autant qu’ils vous en font gagner par la suite.
À l’inverse, tendez la main aux puissants. Ils ont besoin de vous pour leur communication, et vous apporteront immanquablement audience et liberté. Une nouvelle fois, inspirez-vous de BFM : entre la couverture passionnée du match d’Emmanuel Macron (pourtant qualifié de coup de communication par les animateurs eux-mêmes), ou un reportage sur le procès d’un policier ayant jeté un pavé sur des manifestants, faisant intervenir uniquement un représentant syndical de la police et l’avocat de l’accusé, excluant toute contradiction… Vous avez l’embarras du choix.
Leçon 4 : “Anémier le pluralisme”
Discréditer ses adversaires, c’est un bon début. Mais les invisibiliser, c’est encore mieux ! Vous avez à votre disposition plusieurs moyens pour cela. Tout simplement, ne pas les inviter, surtout s’ils sont directement concernés par vos débats. Sur France info, dans l’émission Les Informés, sur les 135 sujets ayant abordé le mouvement des gilets jaunes entre le 1er janvier et le 30 juin 2019, seul un gilet jaune a été reçu. Sur la même chaîne, entre 2017 et 2018, sur plus de 40 interviews accordées à des représentants patronaux, seuls trois représentants syndicaux se sont exprimés. Mais vous pouvez faire mieux. En octobre 2019, sur les quatre chaines d’info en continu confondues, Check News a recensé 286 interventions sur le thème du voile… Et aucune femme voilée.
Mais parfois, cela ne suffit pas, puisque le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel ordonne (en principe) d’équilibrer les temps de parole des différents partis. Mais vous pouvez encore fausser la représentation en “invitant constamment la même personne à gauche face à tout un panel de personnes à droite”, comme l’indique la journaliste Pauline Bock à propos de LCI.
Une astuce supplémentaire que vous permet la télévision : diffuser vos indésirables à des heures creuses. Comme l’explique Antoine Genton à propos de CNews “Si tu donnes une heure d’antenne à quelqu’un de gauche entre 13 h et 14 h et une heure à quelqu’un de droite de 19 h à 20 h, (…) en matière d’audience, ce n’est pas du tout équivalent. Il y a beaucoup plus de gens qui regardent à 19 h qu’à 13 h. Donc l’impression que ça laisse, c’est que les voix de droite sont plus importantes que celles de gauche”.
Encore insuffisant ? Diffusez-les de nuit. Pendant quatre nuit consécutives en novembre 2020, LCI a rediffusé trente-et-une fois une interview de Yannick Jadot. Entre juillet et septembre 2021 sur CNews, La France Insoumise a vu 45% de son temps de parole diffusé entre minuit et 6h du matin. Les interventions du gouvernement sont logées à la même enseigne.
Depuis que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, chargé de faire respecter une relative équité politique, a rappelé les chaînes à l’ordre, celles-ci évitent la multiplication de rediffusions sur une même nuit. Ce qui ne les empêchent pas de préserver leur stratégie : diffuser la droite et l’extrême droite parle jour, le pouvoir, la gauche et l’extrême gauche la nuit.
Pour Guillaume Dubois, ancien directeur de BFMTV, “ces petits arrangements” avec les règles du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel ne sont pas isolées : “sur les chaînes d’info, les harangues d’un Philippe Poutou, d’une Eva Joly ou d’une Nathalie Arthaud seront plus souvent servies aux téléspectateurs noctambules que celles du favori des sondages. » Vous n’avez plus qu’à prier pour que les spectateurs n’aient pas d’insomnies.
Leçon 5 : Piéger les invités
Félicitations, vous savez maintenant comment conformer votre contenu à votre image. Mais que faites-vous des invités qui ne sont ni des politiques ni des fast-thinkers ?
Tout dépend de votre objectif : si vous voulez créer de l’animation, disons-le, du clash sur le plateau, proposez à votre invité de venir pour parler de son sujet (l’effondrement climatique, les violences policières, le racisme institutionnel etc.) en taisant le fait qu’il sera seul face à de farouches opposants… Et qu’une fois sur le plateau, il ne pourra espérer aucun soutien de votre part.
Claire Nouvian, militante écologiste, était invitée sur le plateau de CNews le 6 mai 2019. Face à une chroniqueuse climatosceptique et à un Pascal Praud relativement hostile à son propos, la militante a exprimé à plusieurs reprises le fait de s’être sentie piégée “je ne savais pas que c’était un guet-apens climatosceptique”. Elle conclue, ahurie comme elle le dit elle-même “c’est juste une question de préparation psychologique. Si on m’avait dit que cette émission était en effet réactionnaire et climato-sceptique, en fait peut-être que je ne serai pas venue”.
Si votre objectif est au contraire de valider le propos de votre invité, contactez-le en lui demandant de réagir à des sujets, en choisissant d’en passer certains sous silence. Sur le plateau, vous pourrez ainsi le confronter à des éléments d’actualité qu’il ignore, en lui demandant à brûle pourpoint de réagir.
C’est ce qui est arrivé à Nicolas Baygert sur LN24 – seule chaîne d’information en continu belge francophone – le 19 octobre dernier “souvent cette réaction ne sert que de confirmation d’un discours préétabli par un chroniqueur, qui a eu le temps de se préparer. C’est extrêmement dérangeant et déroutant, parce que vous vous trouvez dans une situation où si vous dites ‘écoutez je n’ai pas d’expérience par rapport à ça’, on va, avec un jugement de valeur quelque peu condescendant, vous répondre ‘on vous a invité pour parler de l’actualité, vous êtes un professeur d’université, donc par définition vous devez avoir un avis (…) C’est une manière de starifier les chroniqueurs, qui eux sont récurrents, et les intervenants sont souvent des faire-valoir.”
Le premier chroniqueur, Luc Hennart, lui a demandé s’il était d’accord ou non avec la décision de justice à Liège qui a condamné le syndicat FGTB pour entrave méchante à la circulation. “Mais dans sa question il y avait déjà un avis personnel qui était très clair. Je leur ai dit que sur ces points-là je ne pouvais pas parler directement (…) et à chaque fois, on me ramenait “oui mais sur ce sujet bien précis, qu’en dites-vous ?”. Il se trouve qu’il y a eu un mort lors de cet évènement. Nicolas Baygert n’en avait pas été informé au moment où on le sommait de donner son opinion. S’il a botté en touche et évité l’avis tranché, certains se retrouvent piégés dans ce qu’il appelle “un procédé très malhonnête, mais qui n’est pas du tout isolé”.
Toujours au poste
Vous avez maintenant toutes les clés en main pour devenir la première chaine d’opin.., d’information en continu ! La redondance de vos sujets et la vacuité des propos de vos invités générera un sentiment d’habitude (dénué de fond, c’est essentiel), les clashs sur le plateau que vous aurez pris soin de mettre en scène divertiront le spectateur, jusqu’à faire naître un effet feel good, chez ce dernier, qui va trouver son champion parmi les intervenants, et se sentir ainsi représenté. De votre côté, vous aurez tout gagné : une audience grandissante, qui nourrira la bête médiatique que vous aurez créée, et des parts de marché idéologique. Si vous avez des bons amis en politique, jusqu’où pourrez-vous aller ?
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- CheckNews : Une semaine sur les chaînes d’info : 85 débats sur le voile, 286 invitations et 0 femme voilée, 17 octobre 2019
- Le Monde Diplomatique, Analyse d’un passage à l’antenne, avril 1996
- Le Monde diplomatique “Absence d’enquêtes et bagarres de plateau, les recettes de l’information en continu”, avril 2021
- ACRIMED : BFMTV Mode d’emploi, 30 juin 2020
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