Les accords interprofessionnels de 2021 ont été à l’image d’un soap américain : sans fin. Le scénario en revanche, loin d’être tiré par les cheveux, s’explique de façon évidente. Limiter l’analyse aux intérêts contraires de la part des syndicats et des patrons serait une erreur. Sous la contrainte de nouveaux impératifs nés dans un monde d’hyper-concurrence, la négociation se voit alourdie de nombreuses restrictions depuis 40 ans.
À partir de 1976, et pendant 10 ans, la Belgique ne connaîtra aucun AIP, le gouvernement fixant lui-même le cadre de la négociation dans les secteurs et les entreprises. Ce moment marquera le début d’une politique économique gouvernementale de plus en plus envahissante dans les négociations, pour qui l’objectif est clair : réduire les coûts salariaux – que ce soit en comprimant les salaires ou les charges patronales destinées à la sécurité sociale – et favoriser la compétitivité des entreprises.
Un état à tous les étages
Entre 1981 et 1987, le gouvernement Martens-Gol a eu comme nouvelle priorité le rétablissement de la compétitivité des entreprises, en passant d’une politique budgétaire expansionniste à austère. Les salaires ont été bloqués pendant 4 ans, et il y eu trois sauts successifs d’index. Une indexation automatique étant un mécanisme de compensation des salaires face à l’inflation, un saut d’index signifie, non pas une absence d’augmentation des salaires, mais une baisse, un manque à gagner, irrécupérable puisque la prochaine norme salariale se basera sur des salaires handicapés d’une part. Avec cette dérégulation du travail, les acteurs sociaux se sont retrouvés pieds et poings liés, voyant leur marge de manœuvre se réduire de décennie en décennie, tandis que l’emprise du pouvoir politique grandissait à vue d’oeil.
Depuis 1986, les AIP perdaient déjà en autonomie, mais les gouvernements de Di Rupo et Michel, entre 2011 et 2019 sont allés jusqu’à geler purement et simplement les augmentations salariales – le gouvernement Michel Ier allant jusqu’à ignorer les mobilisations syndicales en 2014 et 2015. Les politiques belges se sont également alignées sur les normes européennes de plus en plus restrictives – citons entre autres les pactes de croissance et de stabilité budgétaire, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance – mais aussi sur des politiques similaires chez nos voisins – avec le Pacte de responsabilité du président Hollande.
1996 et le début du désenchantement
En 1996, la Belgique s’est trouvée avec un niveau de salaire plus élevé que dans les pays voisins, qui sont à la fois les principaux partenaires et concurrents. En croisant les données économiques du pays, certains ont pu voir un lien de causalité entre l’augmentation des salaires belges, lorsque ceux des pays voisins n’augmentent pas, et des effets négatifs sur l’emploi. Même si une telle affirmation n’a jamais été prouvée, atteste la Commission Européenne, il n’en a pas fallu plus aux forces politiques pour appuyer leur politique de réduction des coûts. Sous la pression des employeurs, la notion de compétitivité prend alors toute sa place avec le gouvernement De Haan.
En 1996, la loi “relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité”, actualisant le texte de 1989, devient le point d’orgue de ce nouvel interventionnisme du gouvernement dans les négociations collectives. La loi facilite davantage la compétitivité des entreprises, en fixant le principe d’une norme salariale. Concrètement, cela signifie qu’est instauré un barème au-delà duquel les hausses salariales ne pourront plus avoir lieu. La négociation est ainsi cloisonnée par avance à un taux d’augmentation maximal, pour les deux années suivantes. Ce taux est calculé en fonction de la moyenne des évolutions prévues pour les salaires en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, c’est-à-dire les trois pays représentant 70% de l’économie belge.
Il y avait d’abord eu la crise économique de la fin des années 70, qui avait considérablement réduit les opportunités que chaque parti ressorte satisfait des négociations. Ensuite, la crise sociale qu’a apporté le chômage – le chômage complet ayant augmenté de 20% entre 1981 et 1967 en Belgique – a apporté un double effet précarisant sur la négociation pour les syndicats : d’une part, elle les a acculé, les réduisant à ne pouvoir se battre que pour la sauvegarde de leur emploi, d’autre part, elle a généré un phénomène de pression sur la baisses des salaires, les chômeurs se voyant contraints d’accepter des contrats rémunérés au rabais. En 1996, un nouveau verrou venait donc resserrer davantage la négociation des AIP.
Les chaînes se multiplient
Jusqu’en 2008, la norme salariale, autrement dit la marge de négociation dans le cadre des AIP, comprenait les indexations automatiques et les hausses barémiques bisannuelles dues à l’ancienneté. Avec la crise économique et financière de 2008, le taux de la norme salariale est devenu “net”, c’est-à-dire qu’il n’inclue plus les indexations automatiques et les hausses barémiques. La norme salariale a donc chuté, entraînant de facto des salaires encore plus bas, des négociations de plus en plus difficiles, et des multiplications des interventions de l’Etat avec des mesures favorisant la compétitivité des entreprises.
Ensuite, la déconnexion de la hausse de la productivité à la hausse des salaires s’impose, sous la pression des impératifs de rentabilité dûs à la concurrence entraînée par la mondialisation économique et commerciale. Concrètement, cela signifie que les hausses de productivité n’entraînent plus systématiquement de hausses salariales.
Malgré le fait que la loi de 1996 aie prouvé son caractère contestable, le gouvernement MR/NVA de 2017 a choisi de la réformer…en la durcissant. Jusqu’en 2017, la norme salariale restait indicative. C’est-à-dire que les secteurs et les entreprises pouvaient s’autoriser à ne pas la suivre scrupuleusement. La loi de 2017 la rend contraignante, autrement dit, impérative. Jusqu’en 2017 également, aucune mesure n’était prise en cas d’erreur dans la prévision des évolutions salariales voisines.
En 2017, non seulement la norme salariale devient contraignante, à tous les niveaux, entraînant des négociations avec des marges plus maigres à chaque niveau – le niveau inférieur ne pouvant négocier que sur base de l’issue de la négociation du niveau supérieur -, mais des mesures sont prises pour compenser les erreurs de prévisions, avec d’une part un mécanisme de correction a posteriori, et la prévision a priori d’un coussin de réserve de 0,5% d’augmentation salariale. 2017, c’était à la négociation interprofessionnelle de décider d’intégrer le handicap salarial cumulé depuis 1996. À partir de 2017, ce handicap salarial est corrigé d’emblée dans le calcul du Conseil Central de l’Economie, diminuant d’autant la marge salariale maximale.
Dans les discours, ces mesures sont des sécurités, dans les faits, ce sont des gardes fous pour protéger les intérêts des entreprises. Comme si la réalité ne pouvait être faite que de chiffres, ces mesures ne prennent absolument pas en compte l’aspect historique du caractère élevé des salaires belges – parmi les plus forts en Europe – qui s’expliquent par une productivité elle-même plus élevée que celle de ses voisins, mais aussi par une sécurité sociale forte résultant du pacte social de 1944.
La table vide des négociations
Avec ces nouvelles mesures, la négociation s’enlise complètement. D’une part, le mariage impossible d’une croissance trop faible et d’une politique de compétitivité à la faveur des entreprises, qui n’a plus rien à offrir aux syndicats. D’une autre, une norme salariale contraignante, engluée dans une “mondialisation locale”, amputée des indexations automatiques et barémiques, de 0,5% de réserves, mais aussi de son attachement à la productivité.
Et pour sceller le tout, un état interventionniste, multipliant les directives pour bâillonner les concertations. En définitive, la norme salariale est rabotée à son maximum, tandis que son application devient impérative. Si la négociation était un repas, les invités auraient l’appétit coupé devant une table aussi vide. La solution la plus simple serait de réformer à nouveau la loi de 1996, qui contraint légalement les entreprises à entrer dans un jeu de compétition où personne ne peut gagner. Mais dans une logique d’hyper-concurrence, sortir du cycle infernal de l’alignement aux autres pays semble peine perdue. À croire qu’il faille attendre la catastrophe pour changer de stratégie ?