“Quelles sont vos prétentions salariales ?” Existe t-il aujourd’hui question plus perverse que celle-ci ? Il semble que depuis une quarantaine d’années, nous soyons entrés, de manière de plus en plus violente, voire abusive, dans un schéma qui structure à la fois notre réalité et notre pensée du monde du travail. Les liens entre les mots “travailleu.r.se” et “richesse” se délitent. Le premier concerné par le travail n’est pas le premier concerné par la répartition de la richesse qu’il a créée. La question de son mérite est reléguée aux oubliettes, et seule trône, comme une évidence, la question suivante “Comment augmenter le capital ?”
Il y a plusieurs facteurs expliquant la diminution salariale depuis les années 80. L’intérêt est ici porté au facteur de la compétitivité depuis cette époque, entraînant un écart de plus en plus béant de la répartition des richesses entre les salaires et le capital. Dans les années d’aprés-guerre, le keynesianisme a fonctionné à haut regime dans les pays occidentaux. La politique keynesienne consistait à dire : s’il y a une demande interne alimentée par un pouvoir d’achat solide, l’économie tournera parce que les gens auront de quoi acheter les produits.
C’est une politique fondée sur la demande, une politique interventionniste et protectioniste. Nous sommes dans un âge d’or de l’économie, alors essentiellement nationale, non soumise à la concurrence des entreprises étrangères. La fin des années 70 marque la fin de ce monde. Aprés deux chocs pétroliers, un renchérissement des prix de l’énergie – et donc des coûts de production – et une période de stagflation, le keynésianisme s’est retrouvé incapable de relever les économies mises à mal.
D’autant que la crise économique s’accompagne d’une crise sociale, avec une envolée du chômage, et d’une crise des finances publiques des états. Les adeptes du monétarisme et leurs politiques de l’offre, ont donc pris la relève. Cette fois, il s’agit de plaider pour un retrait de l’état, avec cette thèse : si les entreprises améliorent leur offre – de biens et services – et concquièrent de nouveaux marchés, grâce à l’exportation et à une meilleure compétitivité, l’économie prospèrera. Le modèle fordiste, qui attache les hausses salariales aux hausses de productivité, est abandonné, pour des politiques de réduction des coûts. Un nouveau monde, de croissance permanente, de plein emploi, fut promis. Avec pour solutions, une politique de réduction des coûts, notamment salariaux, et une ouverture maximale des marchés à la concurrence.
Les promesses du nouveau monde
Dans ce nouveau monde, le Graal est la compétitivité. La compétitivité rendra la croissance, elle rendra l’emploi, le pouvoir d’achat, et donc en toute logique, les hausses salariales. En politique, il y a un principe universel selon lequel chacun doit choisir entre sacrifier sa liberté pour plus de sécurité – et vivrait dans un état policier -, ou sa sécurité pour plus de liberté – et vivrait dans un état libertaire. Dans les faits, l’état encourage à “choisir” la première option, qui s’avère être une illusion. La sécurité n’est pas celle des citoyens mais du pouvoir, qui pour se maintenir, a besoin de leur docilité. Perdant-perdant.
Dans ce nouveau monde, c’est l’inverse qui a triomphé, mais l’illusion reste la même : sacrifier la sécurité pour plus de liberté. Mais la sécurité, la liberté de qui ? La sécurité des travailleurs, la liberté des actionnaires. Les travailleurs ont sacrifié, à la suite de lois dérégulant les normes collectives du travail, leurs droits et leur sécurité d’emploi. D’une part, ils sont plus exposés au licenciement à cause de la fragilisation des entreprises face à la concurrence – sans compter les caprices des actionnaires, en quête de dividendes toujours plus grandes -, d’autres part, leur conditions de travail et d’accés à l’emploi sont mises en danger, entre contrats à durées déterminées, contrats jeunes, interim, temps partiel…
En effet, le CDI, qui était la norme il y a quelques années, est de plus en plus mis à mal, subissant des régimes d’exception par la création de différents autres statuts, qui sous prétexte d’encourager la mise à l’emploi, sont des contrats au rabais, notamment en matière de durée garantie travail, de protection contre le licenciement, de salaire etc… Les salaires sont réduits pour sauver les entreprises du rachat ou de la faillite, les revendications s’essoufflent sous la pression des nouvelles mesures (anti)sociales. L’exemple paradigmatique de cette situation est l’uberisation, qui atomise aujourd’hui l’individu, le libérant tant des lois qu’elle l’isole de toute sécurité.
Que le sort vous soit favorable
Le souci de la compétitivité semble donc être le premier problème. D’abord parce qu’opposer les entreprises locales à la concurrence du monde entier, ressemble à lâcher, sans cesse, autant d’animaux affamés sur un même territoire. Les plus faibles meurent, les moins faibles survivent… pour un temps. C’est un jeu à somme nulle : il est impossible pour toutes les entreprises d’un même espace économique d’être toutes plus compétitives que les autres. Les parts de marché à conquérir parce qu’on est plus compétitif se prennent au détriment des entreprises des autres pays.
C’est ainsi qu’à la seule échelle de la Wallonie, des dizaines de milliers d’emplois ont été supprimés, des entreprises importantes ont été rachetées, délocalisées, face à la concurrence avec des entreprises bien plus compétitives en Europe de l’Est et en Asie. Tant de perte d’emplois se traduit évidemment par une perte économique, qui fait baisser les salaires et donc le pouvoir d’achat. C’est le serpent qui se mord la queue : en réduisant les salaires, on réduit l’espace dans lequel peuvent jouer les entreprises, qui pour survivre, doivent baisser encore les salaires. Pire encore, en s’en tenant au critère salarial pour être compétitif, tant que les autres pays suivent et baissent leurs salaires, personne ne pourra jamais gagner… Mais chacun sera toujours obligé d’aller plus loin.
Ce qui est essentiel à comprendre, c’est que cette situation n’est pas une fatalité des lois économiques, elle ne relève pas d’une logique externe, pragmatique, indiscutable. Elle est le fruit de choix politiques avant tout, qui préfèrent privilégier le capitalisme à la justice sociale. Ce n’est pas la croissance qui impose ces choix. Mais ils sont devenus une fatalité en quelque sorte, puisque le monde entier étant en concurrence, choisir de s’en retirer signifie signer son dépôt de bilan… Cela pourrait être évitable en Europe, si elle n’avait pas été une union monétaire et commerciale, basée sur la concurrence, au lieu d’une union économique, basée sur la coopération.
Le salaire, épouvantail idéal
Peut-être qu’une telle analyse est extrêmiste. Peut-être que le souci n’est pas la compétitivité, mais la façon d’être compétitif. Tout dépend de l’instrument de mesure. Le problème est que la question salariale est la plus souvent exposée, occultant les autres facteurs de compétitivité que sont les coûts de production – prix des matières premières, loyers de l’entreprises, remboursement de taux d’interet, matériel, coûts de l’energie, trés élevés en Belgique, rémunération des actionnaires – et les facteurs non-cost qui sont ceux de l’intelligence stratégique – capacité d’innovation, R&D, formation des employés, capacité de se situer sur des secteurs à forte plus value ou pas. Les coûts de production sont des facteurs difficilement ajustables, puisqu’ils ne dépendent pas directement de l’entreprise. Les facteurs non-cost quant à eux, prennent du temps pour se mettre en place et ont des résultats n’apparaissant qu’à moyen ou long terme.
C’est un peu ce qu’avançait la théorie du ruissellement : investissons dans les entreprises, libéralisons leur système, cela augmentera leur croissance, et les bénéficiaires – grands patrons, actionnaires – réinvestiront dans l’entreprise et pour les employés. Gagnant-gagnant. Mais ce mythe côtoie les asticots depuis longtemps, surtout depuis l’avènement de la financiarisation. En effet, dans une logique d’hyper-concurrence, où les résultats à courts terme, notamment trimestriels, sont déterminants, notamment pour les dividendes des actionnaires, investir dans ces facteurs n’est pas avantageux. Reste la question salariale, hissée à la fois en problème majeur et donc en solution principale au manque de compétitivité.
Pour prendre l’exemple de la Belgique, le problème de son économie est qu’elle n’occupe pas suffisamment de créneaux commerciaux avec des produits hauts de gamme avec peu de concurrence. En somme, sa stratégie n’est pas suffisamment développée : elle produit en grande quantité des biens à faible valeur ajoutée, dans des secteurs où la concurrence est énorme. Elle a choisi également de se séparer de la plupart de ses meilleures entreprises, rachetées par la France.
Bienvenue en absurdie
Alors que l’individu produit la richesse, il n’est plus que la dernière pièce, le maillon “faible” de la chaine de production. Le travail est totalement déconnecté de la valeur qu’il produit. La répartition salaire/capital n’est plus inégale, elle est ubuesque. L’individu est façonné pour renoncer à ses revendications salariales, entre le mensonge de l’eldorado entreprenarial qu’est l’uberisation, les discours le traitant de parasite lorsqu’il devient sans emploi, avec pour aide, ce chômage auquel il a contribué, et son propre renoncement à espérer quoique ce soit au risque de tout perdre. Le marché, mondialisé, et plus que jamais libéral, creuse sa propre tombe, enlisant l’économie du pays dans des salaires et donc un pouvoir d’achat toujours plus bas.
Dans toute l’Europe, la législation, loin d’adapter les conditions de travail, les écartèle, précarisant les plus fragile, pour la compétitivité, ce léviathan auquel il faut tout sacrifier. Le monde, financiarisé, voit les intérêts des entreprises – et donc des travailleurs – à des années lumière de ceux qui les possèdent, et qui les jouent à pile ou face.