Les accords de Cotonou sont un accord-cadre régulant les relations entre l’Union Européenne et les 79 pays de l’ACP – Afrique, Caraïbes, Pacifique. Leurs dispositions sont avant tout d’ordre économique, mais l’un de leurs enjeux principaux est de mener une politique extérieure des droits de l’homme, grâce à l’article 96. Celui-ci fonde le partenariat sur le respect des principes démocratiques et de l’état de droit. Il prévoit ainsi, en cas de violations des droits humains, une procédure pouvant amener l’UE à suspendre de façon partielle ou totale son aide au développement du pays.
A priori, l’article 96 n’est pas une « clause échappatoire » pour l’UE, lui permettant, par sa simple évocation, de se dérober à ses obligations envers des états dont les comportements lui déplairait. Ce n’est pas une épée de Damoclès prête à tomber à tout instant, à la suite d’un procès inéquitable, et de façon indifférenciée sur les auteurs des violations présumées et leur population.
En effet, la poursuite de chaque étape du processus est contingente à l’échec de la précédente : si le discours approfondi échoue, il mène à une procédure de consultation, qui si elle échoue, mène à une prise de mesures proportionnelles à la violation, en principe dirigées uniquement contre les personnes ayant porté atteinte aux engagements de l’accord. Le postulat est donc la mise en place d’un cadre loyal et respectueux, accordant une place au temps et à l’échange, et dont le but est avant tout la recherche de solutions plutôt que la sanction.
Le cas du Burundi
Néanmoins, la mise en œuvre de l’article 96 n’a pas eu d’effets en matière de droits humains dans les pays ACP. Dans le cas du Burundi par exemple, la communauté internationale s’est retrouvée incapable de forcer le gouvernement à cesser ses multiples violations aux droits humains, toutes axées autour du même objectif : faire taire toute voix s’élevant contre le pouvoir. En 2016, le conseil de sécurité des Nations unies autorise le déploiement de 228 policiers des Nations Unies au Burundi pour une période d’un an, décision rejetée par le gouvernement. L’opération devant retenir l’accord préalable de l’hôte, les observateurs étatsuniens n’ont jamais foulé le le sol burundais.
La même année, l’Union décide donc de suspendre l’allocation de l’aide budgétaire au Burundi. Quatre ans plus tard, le Parlement Européen publiait une résolution pointant le fait que les raisons qui avaient motivé cette sanction étaient « loin de disparaître.» Le Parlement s’enlisait dans son impuissance en multipliant les adresses au gouvernement avec des verbes tels que « prier », “inviter”, “déplorer”, “demander”, “regretter” , semblant attester lui-même de ne pouvoir se cantonner à un seul rôle : celui d’observateur passif, pensif, auquel il ne reste que les mots pour s’exprimer.
Mais la situation extrêmement critique du Burundi, exacerbée depuis la crise sanitaire, a obligé le pays à faire bonne figure pour obtenir la levée de ses sanctions. Le président Ndayishimiye a donc fait un pas en demandant un dialogue avec les responsables des médias burundais, contraints au silence depuis des années. Si cette dynamique est encourageante, elle ressemble davantage à une opération de communication, compte-tenu de l’absence de liberté d’expression et d’association au Burundi.
Manque de vision, absence d’horizon
Cette conditionnalité démocratique n’a de sens que si elle se fait autour d’une logique procédurale et éthique. Le premier prérequis serait donc une reconnaissance mutuelle des définitions et des attentes en matière de droits fondamentaux et de démocratie. Or la clause 96 est loin d’être parfaitement cohérente, à tel point que la Commission Affaires Étrangères a manifesté une nécessité de la réviser. Dans la même dynamique de transparence, certaines critiques pointent le fait que l’UE, menant de nombreuses politiques en lien avec les droits humains, devrait se doter d’une direction générale horizontale pour rendre ses politiques plus efficaces.
Par ailleurs, sur le plan éthique, une aide octroyée de façon unilatérale n’encourage pas l’idée d’un partenariat d’égal à égal, pourtant introduite au sommet de Lisbonne. Poser ensuite, comme l’a fait le Parlement Européen, la possibilité pour l’UE de suspendre totalement toutes les applications de l’accord à l’état ACP en cas d’urgence, ou de refus de procéder à des consultations, ne peut qu’alimenter les critiques d’ingérence.
La conditionnalité devrait être un outil coercitif pour augmenter la démocratie et le développement économique dans les pays ACP mais actuellement, au-delà de n’encourager aucun changement de comportement de la part des auteurs des violations des droits humains, sa mise-en-œuvre porte plutôt atteinte à une population déjà affectée de facto par les agissements de ses autorités. Plutôt que des mesures punitives, qui posent forcément d’emblée une situation de conflit, la solution peut se trouver dans des mesures positives, pro-actives, et ciblées sur les responsables.
Néanmoins, il existe des exceptions positives au mécanisme de conditionnalité : les pays des Balkans occidentaux, qui avaient un grand intérêt à montrer patte blanche pour intégrer l’Union, ont engagé ces dernières années plusieurs progrès démocratiques, dans les processus électoraux mais également dans les institutions judiciaires. Si le mécanisme de conditionnalité a pu se montrer opérant, jusqu’ici cela n’a donc impliqué que les pays directement concernés par la politique européenne.
Rentabiliser les idéaux
Si la conditionnalité dans le cadre des Accords de Cotonou n’est que peu efficace en matière de droits humains, elle peut contraindre les pays ACP à engager des réformes plus libérales, autrement dit, à adopter des mesures vers une gouvernance économique qui soit bénéfique à l’UE. Cela expliquerait le fonctionnement « à la carte » de ces accords, l’Union oscillant entre sanction et silence selon les intérêts que chaque pays représente pour elle.
Le fait est que, fondamentalement, l’UE ne peut perdre ce jeu tant que les règles ne changent pas, tant qu’elle est à la fois le juge et l’exécutant de ce dispositif. Tenant les cartes en main, elle peut toujours se servir de cet étendard pour dissimuler son véritable objectif : mettre en place des politiques et des économies africaines avantageuses, contrecarrant l’influence chinoise sur le continent. D’autant plus qu’avec la mise en place progressive de la ZLEC – la zone de libre-échange continentale africaine, qui devrait concerner toute l’Afrique -, les sanctions économiques concernant un pays auront des conséquences plus importantes sur tous ses voisins.
L’Union a également un intérêt politique à user de la conditionnalité démocratique, puisqu’en principe, celle-ci devrait entraîner la cessation des conflits armés, et donc la diminution des flux migratoires, qui est une préoccupation majeure pour elle. Cette clause 96 renforce donc la position de l’Union comme pilier du monde libre, et améliore son image auprès de potentiels futurs partenaires commerciaux.
La conditionnalité démocratique est un mécanisme géopolitique important, qui n’apporte pas les mêmes résultats selon les intérêts qu’il dissimule. Il pourrait servir d’outil néo-impérialiste à une Europe déchirée face à la crise migratoire, en servant ses enjeux dans les pays ACP, tout en mettant en déroute les intérêts économiques de la Chine. Il pourrait aussi, au prix d’une plus grande transparence et d’un changement de paradigme, devenir le levier, le moteur des pays ACP vers une intégration progressive des droits de l’homme dans leurs constitutions.