L’information dans une économie de marché et d’hyper-concurrence impose une liberté et une indépendance totale. Une information homogène, divertissante, spectaculaire, ressemble davantage à une définition de la propagande qu’à celle du journalisme. Au lieu d’explorer à quel point la “vraie” information se perd, au profit d’une information toujours plus contrôlée, hyperbolisée ou euphémisée, répétée ou occultée, qui ne servirait qu’à vendre du “temps de cerveau disponible” pour plaire aux publicitaires, nous préférons la voie d’une réponse alternative.
Partons d’une prémisse théorique que semble poser le journalisme : nous sommes face à un système où s’opposent d’une part l’information divertissement/spectacle, et de l’autre l’information d’intérêt public, une information superficielle, enrobée, répondant à la demande du public, face à une information du réel, brute, essentielle, concentrée sur le fond, répondant au besoin du public.
Abolir les dualismes
Les premiers éclaircissements sur la nécessité d’abolir ce dualisme nous viennent de Kovach et Rosenstiel, pour qui le septième principe du journalisme s’énonce ainsi “le journaliste doit rendre le sujet important intéressant et pertinent”. Autrement dit, le devoir du journaliste n’est pas de déposer une information “brute” aux pieds d’un public déjà intéressé, mais bien de savoir susciter cet intérêt chez lui. Cela signifie ne pas choisir entre le divertissement et l’importance, entre le récit et la donnée, entre le sérieux et le moins sérieux. Si le but du journaliste est de “donner du sens”, cela signifie aussi que la question du besoin du public est piégeuse, puisque par principe, le journaliste éveille un intérêt parfois insoupçonné sur un sujet néanmoins essentiel à une meilleure compréhension du monde.
Si l’on doit admettre notre prémisse, entendons-nous sur les termes exacts. Ainsi, un article de la BBC appuie la difficulté de définir “l’intérêt public”, étant donné le double sens de ce mot : ce qui est dans l’intérêt du public ne l’intéresse pas forcément. Par ailleurs, l’information qu’un public désire peut tout à fait être dans son intérêt. Ainsi, entre flou sémantique et évidence de la subjectivité dans la réponse, toute définition semble impossible, et à ce compte-là, tout dualisme incluant ce terme également. La définition est déjà plus simple par soustraction : le plus souvent, est d’intérêt public ce qui va à l’encontre de l’intérêt privé ou gouvernemental.
Nous pouvons démêler davantage les tenants de ce dualisme en définissant un second mot : spectaculaire. La réalité est spectaculaire. Sans parler de la pandémie, les feux ravageants la Californie ne sont-ils pas spectaculaires ? Les bateaux de migrants devenant des tombeaux par milliers, ne sont-ils pas spectaculaires ? Les explosions au Liban ne sont-elles pas spectaculaires ? Selon le Larousse, le mot “spectacle” signifie “ensemble de ce qui se présente au regard, à l’attention, et qui est capable d’éveiller un sentiment”.
Le but du journaliste n’est pas d’éveiller un sentiment, mais le fait qu’il l’intègre ne signifie pas que sa déontologie en soit entâchée. Quand elle n’est pas manipulée, empêchant la distance critique et l’action, l’émotion est réelle, puisque vécue, et c’est à ce titre qu’il faut aussi la faire exister, parce qu’elle est notre humanité et donc notre sujet aussi. Qu’entend-on alors par spectaculaire ? La mise en valeur d’une information, ou le fait de choisir une information frappante ? Nous devrions certainement y entendre le fait d’accorder une mise en valeur outrancière à un évènement. N’est spectacle que ce qui céderait au pathos ou à l’emphase, dans l’unique but de divertir – dans son sens étymologique, “détourner”. Mais sans parler de divertissement, il est essentiel que l’information journalistique soit agréable au public, pour ne pas devenir ennuyeuse, faute de quoi la communication s’interrompt.
Enfin, quelques considérations concernant l’impossibilité de figer notre pensée autour du journalisme selon notre prémisse de départ. L’opposition du terme “d’intérêt public” à “spectaculaire” semble impliquer l’idée d’objectivité avec le premier terme. Or, si le débat entre positivistes et constructivistes n’aura sans doute jamais de fin, il semble plus raisonnable d’établir que le réel, dans son absolu, n’existe pas, et qu’à la place de cet idéal, nous pouvons accepter l’idée de la rencontre d’un regard et d’un événement. Enfin, même si nous pouvions parler de réels absolus, notre langage lui n’est pas neutre : il n’y a jamais une seule façon de nommer les choses ou les gens.
Le journalisme n’a pas de visage
Définir un mot nuance une réflexion mais n’enlève rien encore au fond des dilemmes concrets, qui freinent une information diversifiée et d’intérêt public. Evidemment que les moyens manquent affreusement, pour fournir aux journalistes les capacités de mener des reportages de plusieurs mois, évidemment qu’une large partie des médias baigne dans des logiques de rentabilité et d’intérêt privé, évidemment que l’accélération du monde, les nouvelles pratiques de consommation de l’information, la crise de confiance dans les élites, sélectionnent et hiérarchisent des informations qui ne sont sans doute pas dans l’intérêt du public.
Mais dire que l’information est définitivement cloisonnée, devant être à tout prix rapide, divertissante et efficace, soumise exclusivement aux mains de magnats, sous l’emprise de l’économie de marché qui serait aussi totale que profonde, est aujourd’hui un dénis de la réalité.
Preuve en est du slow journalisme, comme Imagine, 24h01, Médor, qui sont les meilleurs pied de nez que l’information puisse faire aux logique capitalistes. À plus grande échelle, notons le succès indémenti de Mediapart, qui a révolutionné les rédactions classiques en proposant un journal exclusivement en ligne, sans subvention ni mécène ni actionnaires, et qui propose, entre autre, à l’inverse d’un “fast journalism”, des enquêtes de plusieurs mois, des reportages de plusieurs pages, des films documentaires. Preuve en est aussi, de sites comme bonnesnouvelles.be qui proposent une information en contraste avec le catastrophisme ambiant de l’information majoritaire. Preuve en est également de la force de Twitter par exemple, qui par nature, grâce au user generated content, s’extrait de toute logique de marché, d’homogénéité également – même si d’autres problèmes, notamment de crédibilité et de source sont posées.
Si le premier but du journalisme, comme le disait Albert Londres en 1929, est de “porter la plume dans la plaie”, peu importe où se tient cette plume. Peu importe qui la tient. Si donner du sens est l’essentiel de la fonction du journaliste, sa nécessité est dans le résultat plus que dans le procédé. L’activité journalistique se départit donc de tous médias ou contexte d’énonciation, et donc des oppositions de notre problématique, en s’affranchissant des modèles qui l’a soulevée. Si les lieux de pouvoir sont trop vampirisés pour aller vers la vérité, vers l’intérêt public, il faut s’en éloigner. S’affranchir de l’homogénéité du contenu par la diversité des formes. S’affranchir du poids du marché, des logiques de sélection, de hiérarchisation de l’information par de nouveaux lieux, de nouvelles hiérarchies de travail, de nouveaux contextes de production. Pourquoi se demander : comment faire avec, lorsqu’on peut se demander “comment se réinventer… ailleurs ?
En prenant à l’appui quelques pistes réflexives que nous proposent Kovach et Rosenstiel, comme l’expérimentation de “nouvelles techniques narratives”, l’humour, les images mentales, permettant “d’aider le public à se forger sa propre image des choses plutôt que de la lui imposer”, la surprise intelligente, la description en détails “des personnages et des faits d’actualité”, concluons avec un tour d’horizon de trois personnalités qui – sans en avoir la carte – renouvellent le profil du journaliste, et tendent à prouver que nous sommes, d’une part en train de dépasser les dualismes “intérêt public/spectacle”, d’autre part, en train de dépasser les logiques de marché et d’hyper-concurrence, puisqu’elles ne s’appliquent pas de la même manière à ces nouveaux modèles.
A la croisée des chemins
Vincent Verzat, créateur et figure de la chaîne Partager c’est sympa, se définit comme un vidéaste activiste, portant avec passion son combat pour “un avenir juste et durable pour tous”. Au-delà de la réalisation, il mène tout aussi bien avec son équipe de longues investigations que du reportage de terrain, qui l’a entraîné par exemple en 2018 à couvrir le Forum Social Mondial au Brésil.
Nicolas Lambert, comédien, metteur en scène et dramaturge, parcourt la France depuis des années avec sa trilogie L’a-démocratie, remettant sur le devant de la scène un genre méconnu, le documentaire théâtral. Il y dénonce notamment “les rouages des systèmes de financements occultes de la Ve République”, du scandale politico-financier d’Elf à l’industrie de l’armement et du nucléaire. Chacun de ses spectacles est un pavé dans la mare, chaque fait étant impeccablement sourcé – le premier spectacle retrace le procès Elf, et chacune des lignes prononcées par le comédien a été véritablement prononcée lors du procès, auquel il avait assisté… pour tout enregistrer.
Jeremy Ferrari, humoriste, s’est engagé à partager sur scène, avec ce ton si noir qui l’a fait connaître, les années de recherche qu’il met en oeuvre avant chaque spectacle. La nécessité de sourcer ses dires et de croiser ses sources est essentielle pour lui, c’est pourquoi leur compilation est toujours laissée à la merci du public après chaque représentation – dans un classeur posé sur scène – mais aussi en ligne sur son site. Ici le terme “d’intérêt public” fait sourire tant ses spectacles ont pu être prémonitoires d’évènements majeurs dans la société française – son deuxième spectacle, dont le sujet était la guerre et le terrorisme, a précédé les attentats du Bataclan de quelques semaines, tandis que le dernier, qui portait sur la santé, est sorti en début d’année, en plein coeur d’une crise hospitalière de grande ampleur en France.
La crédibilité de ces exemples s’exprime également dans leur succés : la chaîne de Vincent Verzat est suivie par 224 000 abonnés, L’A-démocratie ne se déprogramme pas depuis cinq ans, quand à Ferrari, il cumule 500 000 spectateurs pour ses deux premiers spectacles. Entre seul en scène et scènes au coeur de l’action, ces figures, entre celle du vulgarisateur et du lanceur d’alerte, réunissent tout à la fois une capacité de communication impressionante – entre confiance indéfectible et proximité immense avec le public -, et la même rigueur, le même désir de vérité sans faille du journaliste – bien qu’ils soient éloignés de toute forme journalistique traditionnelle. Avec eux émergent des modèles de production largement indépendants – la chaîne Partager c’est Sympa est basée sur le crowdfunding, sans publicité ni actionnaires, Ferrari s’auto-produit depuis des années – et de nouveaux lieux – la scène, lieu et outil de parole – qui permettent d’imaginer l’étendue des possibles pour la circulation de l’information journalistique.
Voici à quoi ressemble aussi aujourd’hui l’information journalistique, non pas celle qui est encore la plus rentable ou la plus consommée, mais celle qui prend du terrain, et qui plus que tout, transcende les problématiques de marketing et les dilemmes entre demande et besoin du public. Ne mésestimons pas le public : ce n’est pas tant que les sujets sérieux et profonds ne l’intéressent pas ou l’ennuient, c’est qu’il manque sans doute nouveaux lieux, de nouvelles voix, de nouveaux langages pour les porter jusqu’à lui. L’essentiel est que si nous avons conscience des problématiques liées à la marchandisation de l’information, c’est sans doute que nous avons les moyens de réflechir, de discuter, et d’infléchir, ces menaces. C’est parce que le débat public est plus ouvert que jamais que nous prenons conscience du danger de sa disparition, de la manipulation qui l’entoure. C’est parce que nous avons le choix de nos médias que nous craignons d’y être piégés. Toute action est vaine sans connaissance, mais toute connaissance est vaine sans actes qui la suivent. L’information journalistique, en permettant à chacun d’être éclairé, doit être la source de toutes les opportunités : saisissons-les, qu’elles soient à notre image.
- KOVACH Bill, ROSENSTIEL Tom, Principes du journalisme. Ce que les journalistes doivent savoir, ce que le public doit exiger
- BBC, Journalisme et intérêt public
- BARE Françoise, Agir par la culture, Etre plutôt Zola que journal à sensation
- JOURNALISTES, Le mensuel de l’association des journalistes professionnels n°174
- CHOLLET Mona, Le monde diplomatique, Twitter jusqu’au vertige, consulté le 15/08/2020
- LE BRECH Catherine, France info, Albert Londres, reporter “au long cours”, consulté le 15/08/2020
- DELFORCE Bernard, Les cahiers du journalisme n°2, La responsabilité sociale du journaliste : donner du sens