Ce n’est pas la première fois que l’espèce humaine vit une épidémie, mais nous vivons aujourd’hui la pandémie la plus globalisée au monde.  Aux sceptiques qui douteraient du fait que l’action humaine puisse altérer notre monde au point de faire naître des catastrophes, potentiellement irréversibles, gageons qu’ils ont une explication “extra-anthropique” à la monstrueuse et inédite ampleur que nous vivons aujourd’hui avec cette pandémie. 

 

Accordons-nous sur un point : pour la peste noire, par exemple, comme le SARS COV 2, le point de départ est le même, une notable “modification des équilibres du vivant, qui a favorisé le saut d’espèce de l’agent pathogène”. Mais c’est l’origine de ce point commun qui fait toute la différence de la taille de ces deux pandémies : là où la première ne doit rien à l’espèce humaine, la seconde est née dans le terreau le plus fertile que nous ayons pu lui créer. C’est ce terreau multidimensionnel que nous approchons dans ce travail, considérant qu’il est à la fois source, symptôme et réponse à toutes les crises qui nous frappent aujourd’hui. Que le COVID 19 vienne d’une chauve-souris ou d’un pangolin, c’est dans un capitalisme globalisé, déjà à bout de souffle, un “capitalocène” mortifère, que se trouvent toutes les ramifications de la crise qu’il a entraîné.

En effet, si Paul Joseph Crutzen avait popularisé le terme d’anthropocène en 2000, nous préférons ici celui du géographe Andreas Malm, qui préfère parler du capitalisme, plutôt que d’un “mauvais anthropos” dans la désignation des coupables de la destruction de notre planète. Blâmer la “nature humaine”, c’est dépolitiser un évènement qui s’inscrit pourtant dans un contexte socio-historique précis. C’est exactement l’éceuil qu’il nous faut éviter dans notre réflexion sur ce qui nous arrive : ne pas naturaliser le phénomène, mais l’ancrer “dans son rapport à la dynamique du capitalisme.”

 

Le capitalisme est mort, vive le capitalisme !

 

Les trente glorieuses n’ont été vraisemblablement qu’un épisode exceptionnel, et non pas la “norme” de ce que doit être le capitalisme, puisqu’il se base sur l’idée de croissance “illimitée”, concevable seulement à une époque où la nature était encore exploitable à grande échelle et bon marché – ce qui semble t’il n’arrivera plus jamais, en atteste notre croissance en stagnation depuis cette époque, outre quelques exceptions, comme la Chine… Il est indéniable que l’idée meme de capitalisme ne fait plus sens aujourd’hui. L’exploitation n’est plus possible : les ressources se raréfient, leur extraction devient de plus en plus chère, déclenchent des conflits, leur utilisation est, de façon illustre, un désastre écologique…

 

Quand à la théorie du ruissellement arguant que plus de richesse signifiera moins de pauvreté à terme, elle s’est avérée au mieux illusoire, au pire une abjecte manipulation. Avant toute prémisse concernant notre problématique, posons celle-ci en préambule : le capitalisme, s’il a été vecteur de développement plus ou moins pour tous à une époque, c’est que celle-ci lui était exceptionnellement favorable, mais aujourd’hui il semble plus convenable de le comparer à une épave. Le moindre pas sur la mauvaise planche menace de faire s’écrouler le tout, quant à la moisissure, elle s’est installée et prolifère. Mais lorsqu’un bateau coule, qui se noie exactement ?

 

Ceux qui n’ont pas eu les moyens de s’offrir autre chose que la cale, les étages inférieurs, tandis que ceux qui vivent sur le pont vendront plus cher le matériel de secours et les vivres. Et le bateau continuera de couler, tant que l’argent pourra circuler. L’urgence amène l’intensification, la raréfaction amène la démesure, le déficit amène de plus grandes risques, le danger amène l’individualisme. Ni les règlementation, ni l’absurdité de projets sur le long terme n’entraveront la machine. 

 

Aux origines du mal

 

Le 29 mars 2020, le président du MR George Louis Bouchez tweetait “la grippe espagnole et les grandes épidémies au Moyen Age n’ont pas attendu la globalisation (…) c’est une fatalité qui ne dit rien de notre système”. De nombreux biologistes, comme Thomas Michiels ou Sophie Vanwambeke, lui ont répondu pour convoquer les facteurs de la globalisation aggravants les épidémies. Tout d’abord, ils évoquent la “concentration des hôtes sensibles au virus”, que nous pouvons attribuer à deux effets du capitalisme : l’élevage industriel et l’expansion de l’urbanisation.

 

Les années 60 ont vu l’essor de l’élevage industriel et de l’agriculture intensive. Entre un “système concentrationnaire”, des monocultures, des intrants chimiques – dans les cultures comme dans les élevages -, il y a eu, en trés peu de temps, une concentration massive d’animaux de la même espèce dans les mêmes lieux, de plus en plus étroits, et donc fatalement, une hausse radicale du nombre d’infections liées aux zoonoses (maladies dont l’agent pathogène peut être transmis de l’animal à l’Homme et inversement).

 

Ensuite, l’essor des grandes métropoles, permis grâce à l’expansion de l’urbanisation et donc à la destruction des écosystèmes, conduisent à une promiscuité inéluctable et sans précédent avec les microbes et avec les espèces qui les hébergent. D’une part, avec la déforestation, l’artificialisation des milieux naturels, les chasseurs sont conduits à aller toujours plus loin dans des zones préservées de l’activité humaine, d’autre part, les animaux qui voient leurs habitats se réduire sont contraints de s’aventurer dans des zones occupées par les humains. Ainsi cette démesure, de l’expansion dans l’espace et du déséquilibre du vivant, coïncide historiquement avec l’apparition, la propagation, et la multiplication des zoonoses.

 

Selon les biologistes, le second effet de la mondialisation et du libéralisme économique agissant comme facteur aggravant des pandémies est “l’intensification des flux mondiaux associés à la production des biens et à la circulation des personnes”, et notamment dans le phénomène qui nous intéresse aujourd’hui, ceux du trafic aérien. Dans cette crise, s’il n’est pas prouvé de façon inéluctable que l’élevage industriel et l’expansion urbaine soient en cause, en revanche, l’implication de l’intensification des flux est limpide lorsqu’on observe que “la diffusion du coronavirus correspond trés exactement à la carte de densité du trafic aérien mondial”, touchant en premier lieu les “zones les plus interconnectées et les plus centrales du capitalisme globalisé”.

 

Tenter de croire que tous ces éléments de réponse, qui rejoignent par ailleurs les thèses du bilogistes Rob Wallace dans son ouvrage Big Farms Make Big Flu, expliquent pourquoi à partir des années 1980, et plus encore depuis le début du XXIe siècle, on constate un emballement du rythme des nouvelles zoonoses, coïncidant avec l’avènement de la mondialisation et du néolibéralisme La démesure de la globalisation capitaliste, multipliant la promiscuité avec certaines espèces, intensifiant les flux mondiaux, atteste bien de son rôle primaire, de catalyseur dans l’existence-même puis la propagation de cette pandémie.

 

“Hospital just in time”, la mort juste à temps

 

Le virus est maintenant là. Il faut opérer des politiques en faveur de l’hôpital public et protéger les plus précaires, mais aussi faire plus que jamais preuve de solidarité envers la communauté internationale, en prenant des décisions en concertation, en veillant à ce que la peur ne soit pas un foyer aux dérives extrêmistes, et ainsi prévenir ce qui pourrait devenir, plus qu’une crise sanitaire, une crise globale. Tout ceci aurait pu être possible si le capitalisme n’avait pas trouvé le moyen de faire rimer hôpital et entreprise, sécurité et néolibéralisme, globalisation et individualisme.

 

Tout ceci aurait pu être possible, mais comme le résument les mots sans appel du philosophe Edgar Morin,“pas dans les conditions d’impréparation et de pénurie matérielle de la France qui, comme la plupart de ses voisins, apparaît victime de la « tiers-mondisation » provoquée par des décennies de néolibéralisme”. Cette impréparation, ou plutôt cette inconscience, est dûe à une stratégie économique symptômatique de l’obsession de la croissance : le flux tendu, ou “just in time”. Le principe est, pour un état, de ne commander qu’au dernier moment, évitant les provisions mais privilégiant les économies. Ainsi, au début de la crise sanitaire, les chaînes d’approvisionement étant bloquées à cause d’une crise de la production, les stocks de masques, d’instruments de tests d’appareils respiratoires dans de nombreux pays, étaient vides. Les alarmes décriant cette doctrine libérale, parlant du malade comme d’un “client”, ne datent certainement pas de cette année avec le virus : lignes de SMUR supprimées, grève de centaines de service d’urgences en France, manque de moyens humains et matériels…

 

Les grévistes, qu’ils soient chefs de service, infirmiers, médecins, préviennent depuis des années déjà des conséquences criminelles qu’entraîneraient le délitement de l’hôpital public, face à une équation impossible : rentabiliser l’humain, industrialiser la santé, commercialiser l’hôpital. Le silence du gouvernement à ce glas a entraîné l’aggravation du cours catastrophique de l’épidémie.

 

Une crise de l’humain

 

La crise est un évènement où les défaillances du système cessent d’etre refoulées, inhibées, pour se développer activement. Entre démesure et individualisme, les défaillances structurelles du capitalisme n’ont peut-être jamais été si tangibles, paroxystiques, dangereuses. Ainsi, loin d’une solidarité internationale, nous avons assisté au spectacle accablant du repli nationaliste et de la xénophobie : refus pour la France et l’Allemagne d’envoyer du matériel médical à l’Italie, vol de masques entre pays, au sein même de ceux s’étant juré alliance…

 

Pire encore, face au spectre d’une crise économique catastrophique, un temps colossal a été perdu lorsque les plus grands dirigeants de ce monde, Donald Trump, Jair Bolsonaro, Boris Johnson, pour ne parler que d’eux, ont revendiqué la poursuite de l’économie comme priorité devant la vie humaine… Avant que leur inaction ne s’avère évidemment peser plus lourd, humainement, et économiquement, que le choix de la primauté du souci économique.

 

Chaque jour sacrifié pour assouvir l’obsession du productivisme, pour préserver l’illusion d’une économie qui ne serait pas affectée, se compte en milliers de morts. Chacune de ces décisions, par dénis, par orgueil, par lâcheté, ont forcé des pays entiers à entrer dans une crise aggravée, à tous les niveaux, sanitaire, politique, sociale, économique – celle qu’ils redoutaient tant-, et plus encore, humanitaire. 

 

Au-delà des limites de notre modèle économique et politique, nous avons éprouvé le fait que nos modes de pensée et de fonctionnement étaient bien vains dés qu’il s’agissait de faire face à un vrai problème. Il convient donc d’ajouter, à l’instar d’Edgar Morin, le terme “civilisationnel” à cette crise, puisqu’elle met en lumière notre incapacité à faire, non pas simplement société, mais humanité ensemble. 
L’efficacité économique, le fanatisme productiviste et consumériste est un trou noir : il pourrait avaler un monde. Si le COVID 19 a généré une crise multidimensionnelle, c’est qu’il est arrivé dans un monde globalisé, où depuis 40 ans ne règne qu’un roi, le capital, qu’une loi, la démesure, qu’un pouvoir, le néolibéralisme, et où n’existe qu’un horizon, l’efficacité économique.

 

Au nom de ce mythe devenu religion, les marchés ont été éventrés, entre libéralisation du commerce, mouvement des capitaux, envolement de la concurrence, quant aux populations humaines et aux “biocapacités de la planète”, elles ont été réduites à ce qu’elles pouvaient apporter, capitalisées jusqu’à la moelle, exploitées jusqu’à épuisement, jusqu’à ce que le climat lui-même agonise. Du COVID 19 au capitalisme globalisé, lequel gangrène le plus notre monde ? Le problème, pourrions-nous dire, ce n’est pas le virus. Le problème, c’est l’ensemble des choses que nous avons généré mais sur lesquelles nous n’avons quasiment plus de contrôle, les ayant noyées dans un tout indémêlable, confiées à des pilotes automatiques. C’est l’ensemble des systèmes que nous avons mis en place et qui, loin de contenir ce virus, n’ont fait qu’alimenter ses conséquences, à tous les niveaux.

 

  • LUNDI MATIN, BASCHET Jérôme, avril 2020, Qu’est-ce qu’il nous arrive ?
  •  L’ESPRIT LIBRE, LEGAULT Frédéric, juin 2016, Anthropocène ou Capitalocène? Quelques pistes de réflexion
  • CETRI, THOMAS Frédéric, mai 2020, Le coronavirus vu du sud, 
  •  RTBF, DIDIER Aurélie, avril 2020, Coronavirus : “La mondialisation aggrave la pandémie” répondent des scientifiques au président du MR
  •  WWF, LEBRUN Antoine, mars 2020, Un rapport du WWF-Italie illustre le lien entre pandémies et biodiversité
  • LE MONDE, MORIN Edgar, avril 2020, Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien
  •  NOUVEL OBS, LE PLUS, BECHEUR Hakim, avril 2012, Cessons de transformer les malades en clients et réanimons l’hôpital, 
  •  LA VOIX DU NORD, GHU Magali, novembre 2019, “Des gens vont mourir” le cri de l’hôpital public
  • LA LIBRE, Contribution externe, février 2020, Comment le coronavirus pointe la fragilité de nos sociétés néolibérales

A lire également