L’année 2015 a vu les chiffres de la migration exploser en Europe. Les populations sans doute les plus fragiles sont les MNA – les mineurs non-accompagnés. Puisque leur statut même de mineur est compromis par le temps, pendant lequel ils font l’objet de procédures de vérification, avant de pouvoir déposer une demande d’asile, s’ils ne sont pas expulsés d’ici-là, leur recensement est largement sous-évalué. En comptant seulement le nombre de MNA ayant déposé une demande d’asile au sein de l’UE, ils passent d’environ 20.000 en 2014 à presque 90.000 en 2015. A Paris, que fait-on pour ces enfants exilés et isolés ?

Dans le quartier de Jaurès à Paris, la TIMMY accompagne et oriente des mineurs isolés étrangés. Le mercredi, l’association donne également des cours de français à quelques dizaines d’entre eux. Henri, leur professeur improvisé depuis quelques mois, donne cours au groupe dit “avancé”. 7 jeunes, 6 garçons et une fille. La plupart maliens, quelques ivoiriens ou guinéens.  Il y a des carrés de chocolats au milieu de la table. Il leur propose quelques exercices pour évaluer leur niveau. Pour les plus brillants, il monte le niveau en leur donnant un sujet de dissertation : la démocratie. Le travail se mue en débat.

Pour la plupart des élèves du groupe, le niveau de maitrise du français, la qualité d’écriture, orthographique et littéraire, est impressionante. A la fin du cours les élèves se confient sur ce qu’ils pensaient trouver ici en France, le pays dont ils avaient tant rêvé, le grand pays des droits de l’homme. Ils ne pensaient pas devoir chercher du secours. Ils pensaient trouver un minimum de nourriture, un accès aux toilettes, un endroit où dormir, des gens pour les acceuillir. En arrivant à Paris ils vont alors vers Jaurès, Stalingrad où ils peuvent être trouvés par des membres de collectifs. Ceux-ci enregistrent leurs noms et numéros de téléphone, et les recontactent s’il trouvent une famille d’acceuil – chose rarissime vu le nombre de demandes.

 

“L’étranger mineur de dix-huit ans ne peut faire l’objet d’une mesure d’expulsion”

 

La première étape pour un jeune réfugié est donc de faire valoir son statut de mineur, pour avoir droit à la  protection  de l’état. C’est pourquoi les collectifs les redirigent vers vers l’ADJIE  – accompagnement  et défense  des jeunes  isolés  étrangers-  et  le  BAAM – bureau  d’accueil  et  d’accompagnement  des  migrants-  qui  tiennent  une  permanence  juridique  pour  eux et peuvent ainsi les accompagner dans leur démarche.

Diafar a 17 ans. Le 2 mars, après avoir rencontré quelques jours plus tôt les membres de la TIMMY, il pousse pour la première fois la porte du local. Il est arrivé seul, sans un mot, à la fin du cours de français. Lorsqu’Henri le voit, il l’interpelle avec ferveur et insiste pour qu’il l’attende. Il connaît ce jeune. Il s’est démené toute la semaine pour lui trouver un logement, parce que Diafar dort depuis deux mois dans le métro. Henri compte l’emmener à “la bulle”, le centre humanitaire de la chapelle, avant d’aller au DEMIE – dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers. C’est là que les mineurs doivent se présenter pour faire évaluer leur âge.

 

Test et faciès

Qu’importe où se pose notre regard, nous sommes derrière les barreaux. Photo : Pauline Todesco CC BY NC ND

Rachel, la responsable de la TIMMY, viens vers Henri et lui lance “ça ne sert à

 rien d’aller à la bulle, ils ont refusé son dossier”. Pourtant, elle confirme elle-même qu’il a son extrait de naissance, “ce qui est très rare” ajoute t’elle, mais le DEMIE l’a refusé. Elle poursuit en apparté « Diafar n’est pas très bavard, il est plutôt distant, presque désinvolte. Il n’est pas vraiment très charismatique, comme certains autres. C’est terrible mais ça ne l’aide pas beaucoup. Ses papiers, ça ne vaut pas grand chose en face de l’impression qu’il donne, par son attitude silencieuse. C’est un jugement au faciès, comme dans la plupart des dossiers”. Néanmoins, en l’absence d’autre piste, Henri décide d’y retourner quand même avec Diafar.

 

Si le jugement au faciès est monnaie courante selon les associations, le test du DEMIE se compose officiellement de trois éléments : l’inspection des documents civils, le  récit  de  vie  et  en  recours  un  test  médical (un test osseux). Concernant le test médical, outre le fait d’entrer en conflit avec plusieurs articles de la convention internationale des droits de l’enfant, plusieurs instances ont appuyé le fait que la fiabilité du test osseux est faillible de dix-huits mois, et n’est donc pas probant pour déterminer la minorité d’un enfant ayant entre 16 et 18 ans. D’autres pays européens ont déjà mis en place des  méthodes de détermination de l’âge reconnues comme plus respectueuses des droits de l’enfant,  comme la Grande-Bretagne, où une évaluation pluridisciplinaire fondée sur le comportement du  jeune et son parcours, intégrant une dimension sociale et psychologique est actuellement utilisée. 

 

Le récit de vie est également compliqué, lorsqu’on ne parle pas la même langue, lorsque l’on peut se sentir en position d’interrogatoire policier, mais aussi quand l’on a été encouragé à mentir sur son âge par des passeurs. Enfin, étant donné les circonstances de départ et d’arrivée des mineurs, leur capacité à avoir encore sur eux leur certificat de naissance est réduite. Pourtant, si l’enfant a ce papier, cela ne suffit pas toujours, puisque le code civil déclare que, ce document doit faire foi “sauf si d’autres […] données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité”. Ces preuves vérifiées, si tant est qu’elles existent, n’ont pas été portées à la connaissance de Diafar. Cet article a, par ailleurs, été modifié en 2021. La phrase suivante y a été ajoutée “celle-ci (la réalité) est appréciée au regard de la loi française“. La réalité est donc appréciable ?

 

Court-circuit à retardement

Diafar est l’un des nombreux exemples de ce court-circuit administratif. Henri raconte “la plupart des mineurs réfugiés ayant 17 ans, les procédures sont ralenties exprès au maximum, pour qu’une fois leur  majorité atteinte ils soient expulsables. Diafar par exemple a été refusé au DEMIE, il a fait appel, et le juge doit rendre une décision le 27 avril. Tout est bloqué pour lui d’ici là. Il est en procédure, donc il ne peut pas déposer de demande d’asile, mais n’est pas encore reconnu mineur, donc n’a droit à aucune aide, ni à un logement”. En effet, si le mineur est reconnu comme tel, il bénéficie de plusieurs aides : la CMU (couverture médicale universelle), qui leur donne un accès gratuit aux soins, un financement de l’alimentation, des titres de transports, des dépenses liées aux démarches administratives, aux dépenses de la vie quotidienne. S’il a moins de 16 ans, l’école est obligatoire pour lui, mais il n’appartient pas à l’Éducation nationale de contrôler sa situation. S’il a plus de 16 ans, l’école n’est plus obligée de l’accepter mais il peut alors s’orienter vers une formation professionnelle.

 

Henri poursuit “la plupart du temps on fait appel à des familles d’accueil. Mais évidemment il n’y en a pas  assez. Et puis elles doivent être disponibles pour leur offrir un suivi administratif. Moi j’héberge un jeune, mais deux c’est trop. Il faut attendre, puis faire appel, attendre encore. On ne peut court-circuiter le système. Quand la décision finale est négative, ils déposent leur demande d’asile, dont le délai de réponse est de 262 jours. Largement suffisant pour les expulser, ou les envoyer en centre de rétention.” 

 

Les jeunes doivent donc attendre la décision négative finale du DEMIE pour déposer une demande d’asile. L’OFPRA – l’office français de protection les réfugiés et les apatrides- dit que « l’asile peut être demandé par les personnes qui craignent avec raison d’être persécutées  en raison de  leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social, de leurs opinions politiques, sont exposées à des menaces graves (…) dans un contexte de violence généralisée due à un conflit armé interne ou international“.

 

La “bulle” et son mur de protection. Photo : Pauline Todesco CC BY NC ND

N’importe quel citoyen d’un pays en guerre devrait donc être concerné par la demande d’asile. Le problème est la contradiction de l’OFPRA, qui d’un côté, exige que les craintes soient “avérées” sous peine de voir son dossier rejeté, et d’un autre côté admet qu’une personne « doit pouvoir être reconnue comme réfugiée sans avoir nécessairement à démontrer qu’elle  a déjà subi des persécutions. De plus, on ne fuit pas son pays en emportant une valise pleine de preuves à charge et de documents incriminants ». Lorsqu’on a 17 ans, que l’on vient du Mali, du Soudan, d’Afghanistan, que l’on a traversé la Méditerranée sur une embarcation de fortune pour fuir son pays, que peut-on ajouter pour justifier des menaces graves qui pèsent sur sa vie ?

 

Juste une bulle d’espoir

 

Henri et Diafar arrivent au centre humanitaire de la ville de Paris, ou la bulle comme on l’appelle. Elle compte 400 places, dispose d’un pôle de soin, d’un réfectoire, et permet l’hébergement des réfugiés – majoritairement d’Afghanistan du Soudan de Somalie et d’Érythrée – pour une période de 5 à 10 jours, avant d’être orientés vers d’autres lieux, selon leur situation. Mais tous ne sont pas redirigés. Or, étant donné qu’il n’y a aucune association juridique sur le centre, c’est à se demander comment ce tri se fait.

 

La carte de suivi du centre d’un réfugié afghan : d’un côté il y est inscrit son numéro de dossier, de chambre, de lit, de l’autre son nombre de repas pris. Chaque case correspond à un repas, trois cases à un jour. Au bout de 10 jours, il sera expulsé. Photos : Pauline Todesco CC BY NC ND

Après 30 minutes d’attente, une femme de l’association arrive. Diafar lui montre ses papiers et la jeune femme sourit, ravie d’avoir sous les yeux un dossier quasiment complet. Elle semble très positive, et  Diafar esquisse un très léger sourire. Peut-être trouve t’il ça trop beau pour être vrai. Et il a raison. En parcourant les pièces du dossier, elle voie l’ordonnance du juge, qui empêche toute action jusqu’au 27 avril, n’ayant pas même accordé au jeune homme une OPP (ordonnance de placement provisoire). Au mieux, ces OPP envoient les jeunes au sein d’une  famille d’accueil ou dans des structures spécialisées. Mais la plupart du temps, il s’agit d’hôtels, infestés de galle et de punaises de lit, et beaucoup leur préfèrent la rue. 

 

Devant le centre humanitaire, Diafar rencontre les bénévoles qui étudient son dossier. Photo : Pauline Todesco CC BY NC ND

 

Si le jeune n’obtient pas le statut de réfugié rapidement, il devient concerné par la procédure Dublin, qui exige le rapatriement de la personne dans le premier pays où elle a déposé ses empreintes – contraignant ainsi de nombreux réfugiés à se brûler les doigts pour que leurs empreintes ne soit pas identifiables. Étant donné que les premiers pays d’où arrivent les réfugiés sont des pays sud européens, comme la Grèce ou l’Italie, cette loi revient à imposer un engorgement de ces pays, plongeant dans la détresse les réfugiés eux-mêmes ainsi que les organismes d’aide sur place.

 

S’il n’est pas “dubliné”, le jeune peut également recevoir une OQTF – obligation de quitter le territoire  français-, puisqu’il correspond à au moins l’un de ses trois critères : entrer illégalement en France, représenter une menace pour l’ordre public, résider en France depuis moins de 3 mois. Pourtant, la considération d’une situation irrégulière en France comme un délit a été abrogée, et l’article 32 de la convention de Genève dit que « les Etats contractants n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public“. Or, Les autorités n’ont pas à justifier leurs soupçons sur la dangerosité d’une personne. Malgré tout, il est capital pour l’enfant de déposer au plus tôt une demande d’asile, puisque s’il devait être arrêté par la police sans avoir réalisé cette démarche, celle-ci peut exiger son envoi en centre de rétention, voire son expulsion.

 

Sans appel

 

Devant la bulle, l’une des bénévoles d’Utopia confirme les propos d’Henri, concernant leur impossibilité  d’aider Diafar à cause de la décision du juge qui ne sera donnée que le 27 avril.  Elle ajoute “en tout cas il ne peut pas dormir dans le centre, il est réservé aux adultes.” Henri demande “il n’y a pas un seul centre pour mineur comme celui-ci à Paris ?” La réponse est sans appel “Non”. Mais, au vu de son dossier, elle confie que la bulle peut toujours accueillir le jeune homme quelques heures, afin de voir si Utopia peut le rediriger vers un hôtel. Henri glisse à Diafar, confiant “et puis à la bulle tu pourras manger”, et se tournant vers la jeune femme, lance “ils dispensent des repas je crois ?” Elle rit avec deux de ses collègues. “Ah bon ? Première nouvelle !” Elle précise “la bulle n’est que l’espace d’accueil. Si les réfugiés sont aiguillés vers le centre, là ils ont une cantine”.

 

Henri demande, interloqué “il ne pourra rien manger du tout ?” Elle lui répond “si bien sûr il pourra manger, il est mineur c’est différent. Nous, on s’occupe des familles et des mineurs”. Le discours d’Utopia apparaît un peu contradictoire. Le centre serait réservé aux adultes mais Utopia, la seule association sur place, s’occupe des familles et des mineurs ? La bénévole repart, emportant le dossier de Diafar pour en faire des photocopies. Lui attend une heure et demie, emmuré derrière un haut grillage, confiné derrière un portail bien hostile.

 

 

En allant acheter à manger à Diafar, Henri rencontre Hassan. Comme Diafar, il est malien, a 17 ans, et a été refusé au centre. Il le ramène devant le centre, prés de Diafar, et des bénévoles qui sont enfin revenus. Après y avoir cru, deux fois, avoir attendu deux heures, la réponse est définitive : le centre ne peut rien faire. Ils ont déjà peu de logements disponibles, et l’hiver prenant fin, MSF vient de couper leur  financement. Ils prennent le numéro de téléphone de Diafar, au cas où. Enfin surtout pour le rassurer et agir symboliquement. Il est sur liste d’attente, comme Hassan et beaucoup d’autres. Ce dernier écoute avec attention Henri lui donner les adresses dont il a besoin : le bureau de l’ADJIE pour savoir où en est sa procédure, le local pour les cours de français, où il promet de venir dès demain.

Les jeunes aprés le cours de français. Photo : Pauline Todesco CC BY NC ND

Ils rencontreront Bakary, ou encore Amadou, dont les mots me reviennent en tête sur le chemin du retour «J’espère qu’on bâtira un nouvel état comme un Occident », nous avait dit Bakary, 16 ans. « Mon ancien professeur d’histoire nous a toujours dit qu’un boxeur qui est trop à l’aise arrête de se battre. C’est comme nos dirigeants.  Ils sont trop à l’aise, alors ils ne se battent pas » explique Ibrahim, 17 ans. « Les gens pensent que le découpage des frontières a été fait avec des peuples qui n’avaient rien à faire ensemble, et donc ça crée des conflits. Mais ils oublient que ce qui doit compter c’est l’humain. Ils ne sont pas assez éduqués pour le comprendre, mais pour moi, c’est le plus important » finit Amadou, 17 ans. 

 

La loi dit qu’un mineur doit être accompagné juridiquement et administrativement, soigné, nourrit, et interdit d’expulsion. Mais lorsqu’ils arrivent sur le territoire, ils ne sont pas informés de l’administration vers laquelle se tourner. S’ils y parviennent avant de se faire expulser, ils doivent prouver leur âge à travers une batterie de test dont la porosité est avérée, et où leurs documents sont contestables sans justification. Ils doivent ensuite attendre, sans avoir droit à une place dans un logement, sans pouvoir non plus demander l’asile. Face à l’augmentation des flux migratoires, et avec eux, des mineurs non-accompagnés, il est urgent que la reconnaissance de leur âge passe du luxe à l’essentiel.

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